Cameroun - Remember : Il y a neuf ans, le 02 juillet 2014, Marcien Towa nous quittés

par Charles Romain Mbele

           

            Parce que la pensée philosophique de Marcien Towa continue à éclairer notre présent et à montrer le chemin pour réflechir sur notre futur, elle est très présente dans les débats en cours. En témoignent un certain nombre de faits significatifs.

 

            Nous pouvons d’abord les signaler au niveau de la recherche.

 

            Le « Groupe de recherche sur la philosophie africaine » (GREPA) coordonné par le chef du Département de philosophie de l’École normale supérieure de l’Université de Yaoundé 1, le professeur René Aristide Rogrigue Nzameyo, a organisé le 30 et 31 mars 2022 une « Journée d’études et un atelier méthodologique » autour du « Cinquantenaire de l’Essai sur la problématique philosophique actuelle de Marcien Towa (1931-2014) ». Sous la présidence de Madame Annie Wakata, Directeur de l’ENS, et en présence du professeur Ébénézer Njoh-Mouéllè et de nombreux philosophes camerounais, cette activité a été un moment important pour montrer l’actualité de la philosophie de Marcien Towa.

 

            Pour comprendre le « style senghorien » d’une défense de l’Eurafrique qui se perpétue dans la volonté d’inscrire l’Afrique in aeternum sous la tutelle d’un « axe euro-africain », le Café du livre du 31 mai 2022 du « Cercle de philosophie, psychologie, sociologie et anthropologie » (CPPSA, FALSH de l’Université de Yaoundé 1) fait signe avec l’analyse du texte de Marcien Towa Léopold Sédar Senghor : Négritude ou servitude ? (Yaoundé, CLÉ, 1971).    

           

            En partenariat avec le groupe de recherche international « EuroPhilosophie », Komi Kouvon, Nicoué Octave Broohm, Mahamade Savadogo, Paulin Hounsouon-Tolin, Jean-Christophe Goddard, Abbed Kanoor et les collègues du Laboratoire d’analyse des mutations politico-juridiques, économiques et sociales (LAMPES) de la Faculté de l’homme et de la société (Université de Lomé-Togo), du Département de philosophie de l’Université de Lomé, du Département de philosophie de l’Université de Kara, du Laboratoire HIPHIST de l’Université Toulouse 2 Jean Jaurès, de l’équipe de recherche ERPAPO, de la Société de Philosophie du Togo ont organisé un colloque le 30-31 mars 2023 autour du thème « Marcien Towa et la question du développement en Afrique ».

 

            Sous ma direction, la thèse de M. Rodrigue Boleheken Toket intitulée L’Idée de la renaissance selon Marcien Towa sera bientôt soutenue à l’Université de Yaoundé 1.

 

            Le domaine de la pédagogie ensuite : l’épreuve de philosophie au baccalauréat dans la zone CEMAC a fait réfléchir les élèves des sections littéraires sur des extraits des textes de Marcien Towa. Les axes didactiques, assez différents, ont soulevé un débat vif dans l’Internet sur mon mur Facebook entre Guillaume-Henri Ngnepi, Alain Champseix, Dany Rondeau, Mathias Éric Owona Nguini, Thobie Mbassi, etc. Les élèves camerounais ont réfléchi sur un texte de l’Essai sur la problématique philosophique dans l’Afrique actuelle sur la base de la nouvelle pédagogie de l’Approche par les compétences (APC). L’extrait suivant, assez court, a été proposé suivi d’une série de questions. 

 

Qu’on en juge !

 

            « Le candidat traitera obligatoirement les deux partie de l’épreuve :

            Première partie : L’évalutation des ressources (09 points )

           

            Texte :


            « S’affirmer, se revaloriser, retrouver la fierté, qu’est-ce à dire sinon entrer en conflit avec les forces qui nous écrasent ? Et comment imaginer que nous sortions victorieux d’un tel affrontement avant d’avoir assimilé le secret en vertu duquel nous sommes encore dominés en dépit de notre souveraineté formelle ? Autrement dit, pour s’affirmer, pour s’assumer, le soi doit se nier, nier son essence et donc aussi son passé. En rompant ainsi avec essence et son passé, le soi doit viser expréssement à devenir comme l’autre, semblable à l’autre, et par là incolonisable par l’autre. c’est la nécessaire médiation conduisant à une réelle affirmation de nous-mêmes dans le monde actuel » (CLÉ, édition 2012, pp. 46-47).

 

            À travers une production écrite de quinze lignes au moins, et de vingt et cinq lignes au plus, dégage l’intérêt philosophique du texte ci-dessus à partir de son étude ordonnée, c’est-à-dire les éléments ci-après :

 

            - Définition du problème philosophique (DP) : 1, 5 pts ;

            - Examen analytique (EA) : 2 pts ;  

            - Réfutation du texte (RT) : 2 pts ;

            - Conclusion (C) : 1, 5 pts.

 

            Deuxième partie : l’évaluation de l’agir compétent/des compétences (09 points)

            - Sujet : Le travail peut-il permettre à l’homme d’affronter victorieusement l’adversité de la nature ?

            - Consigne : Tu feras du sujet ci-dessus, une dissertation philosophique en prenant en compte les tâches ci-après :

        . Première tâche : rédige une introduction dans laquelle, après avoir amené le sujet, tu poseras le problème philosophique dont il est question, et élaboreras la problématique subséquente (3 pts) ;

        .   Deuxième tâche : à partir de ta culture philosophique, et dans le respect des règles de la logique, élabore une analyse dialectique du problème soulevé (3 pts) ;

        . Troisième tâche : rédige une conclusion dans laquelle, après avoir rappelé le problème et dressé le bilan de son développement, tu proposeras une solution personnelle et contextualisée dudit problème (3 pts) ;

        . Présentation : (2pts) ».

 

            L’extrait d’un texte de Marcien Towa pour l’épreuve de philosophie en République gabonaise a une forme didactique plus classique :

 

            « Convenir que toutes les traditions sont l’oeuvre de l’homme, c’est admettre aussi que l’homme transcende toutes les traditions et que c’est par rapport à lui, à ses aspirations et à ses problèmes qu’elles revêtent ou non de la valeur. La mobilité qui affecte l’homme, ses fins et ses problèmes, affecte aussi la valeur des traditions. Par ce renversement donc, les traditions sont neutralisées, deviennent neutres, et ne revêtent plus ou moins de valeur que relativement aux exigences humaines. L’irritant problème du critère de choix des aspects de la tradition à conserver ou à rejeter recàoit ici une réponse claire : doivent être conservés et réactualisés les éléments de notre tradition et des autres traditions pouvant contribuer à la solution des problèmes actuels. Ce n’est pas le fait d’être désigné dans la Bible ou dans le Coran, ou bien d’appartenir à la tradition africaine qui confère de la valeur à une tradition, mais uniquement le fait de répondre à nos besoins et à nos aspirations actuels, de nous aider, de quelque manière, à affronter nos problèmes, qu’ils soient d’ordre matériel, politique, éthique, théorique ou esthétique ».

 

            Comme la référence n’est pas donnée, le nota bene de l’épreuve insiste sur le fait que « la connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise ».

            Ce texte est tiré des recherches que Marcien Towa a menées à ce moment-là sur l’idée de la tradition, de la révolution contre les formes de traditionalismes. On le voit dans cet extrait tiré de « Les conflits entre traditionalismes : recherche d’une solution » (in Recherche, pédagogie et culture, n° 56, janvier mars, 1982, volume IX, pp. 30-36, ici p. 36). On peut le voir aussi dans « Tradition et révolution » (in Zéen, Revue du Club de philosophie Kwame Nkrumah, n° 2 et 3, avril-septembre 1989, pp. 1-28). Ce texte est issu du cours télévisé donné à l’Université de Sherbrooke au Canada le 27 octobre 1976.

 

            L’appel de Marcien Towa pour un usage de la pensée critique en fonction de la « dialectique de nos besoins » actuels veut nous y prémunir contre les orientations narcissiques de la pensée décoloniale et contre l’afrofuturisme kémitiste. Ce dernier, au lieu d’apporter des élements neufs à la connaissance de l’Égype antique, nous enferme dans une vision salafiste, traditionaliste et intolérante des traditions qui fait brûler la Bible et le Coran dans certaines villes africaines : « Le rapport entre traditionalismes, dit Marcien Towa, ne peut êre que d’exclusion. De la prétention à la prefection et à l’immutabilité d’une culture, il résulte comme conséquence immédiate l’intolérance et finalement la violence. Une culture, une tradition parfaite n’a besoin de rien, d’aucun apport extérieur et exclut donc en principe l’autre » (« Les conflits entre traditionalismes : recherche d’une solution », l. c., p. 34). Il en est ainsi à cause de l’absence d’un critère de discernement dans la masse des traditions pour savoir ce qui est une valeur ou une contre-valeur : Marcien Towa pense que seule la conquête du pouvoir de décision est la condition de possibilité de réactualisation de notre tradition.        

              

            L’Afrique et le Cameroun changent beaucoup sur le plan idéologique. Mais on peut observer que la question des « divisions africaines » reste un problème important. Ainsi fustige-t-on encore officiellement les « discours de haine ». Dans certains cas, ceux-ci prennent une forme fascisante sous la forme de passages violents à l’acte contre des artistes ou de personnalités ethniquement ciblés par des activistes installés à l’étranger.    

           

            Je voudrais donc donner à lire un texte de Marcien Towa de mai 2002 sur « Le défi de la question unitaire ». Le manuscrit que j’ai utilisé est celui qu’il a corrigé de sa main et qu’il a remis au jeune philosophe Antoine-Serge Bell. Une observation concrète va de pair avec une mise en perspective théorique de ce qui nous arrive. Ce texte a été publié à l’époque dans Les Cahiers de mutations (n° 5, septembre 2002). Un long extrait a été repris par Jean Fédry, professeur à l’Université catholique d’Afrique centrale, sous le titre « Ploutocratie et danger d’implosion » dans Lectures choisies sur le devenir de l’Afrique dans le monde (Yaoundé, Presses de l’UCAC, coll. « Comprendre », 2004).

 

Charles Romain Mbele

 

« Le défi de la question unitaire »

Par

Marcien TOWA

 

            Introduction

 

            Notre fête nationale, qui est la célébration de la réunification du pays, a suscité chez les commentateurs deux attitudes contrastées. Certains sont tellement sensibles aux progrès réalisés qu’ils en viennent à entonner un véritable hymne exaltant les différentes manifestations de cette réussite dans les domaines politique, sportif, linguistique, culinaire etc., en contraste frappant avec les déchirements dans lesquels se débattent tant de pays frères du continent. D’autres, plus pessimistes, attirent l’attention sur les menaces d’une guerre de sécession qui assombrissent l’horizon apparemment serein de notre avenir proche.

            L’on peut partager, dans une mesure non négligeable, la satisfaction des premiers, sans ignorer les inquiétudes des seconds. Les évènements de Madagascar montrent que le calme apparent le plus complet peut déboucher sur des lendemains dramatiques. En tout état de cause, l’unité solide et durable de notre pays demeure un objectif qui ne peut être atteint qu’au prix de la formulation d’un projet de société à réaliser ensemble dans l’intérêt de tous. Pour s’engager dans cette voie, il faut :

- Comprendre pourquoi, au cours de notre histoire, la lutte pour l’unité a été menée solidairement avec la lutte de libération.

- Prendre conscience du fait que le contexte international né de la crise du système néocolonial et du bouleversement des rapports de forces dans le monde compromet ou menace de compromettre l’unité de nos pays.

À la lumière de ce contexte, édifier une unité durable fondée sur un projet de société largement partagé à réaliser ensemble dans l’intérêt de tous.

 

Problème unitaire et luttes de libération


            Toute entité politique naissante se heurte normalement à un problème unitaire, qu’il s’agisse de former un ensemble plus vaste à partir de groupes plus restreint ou, au contraire, de se détacher d’un ensemble plus étendu  pour se poser comme formation autonome. Le problème unitaire se pose d’autant plus dramatiquement que l’entité qui entend s’affirmer est soumise à un régime de domination, car être dominé, c’est être divisé. Un dominateur tant soit peu avisé divise toujours les dominés pour mieux les tenir. Les esclavagistes allaient jusqu’à briser et à séparer les enfants de leurs parents.


            On le sait, les nations africaines, dans leurs limites territoriales actuelles, sont issues de la colonisation. On s’aperçoit à l’observation que le tracé de ces frontières a consisté en une sorte de vivisection de nos peuples dont les lambeaux ont été regroupés, au mépris des affinités naturelles et historiques, pour former des entités politiques nouvelles soumises aux métropoles européennes. L’on peut considérer n’importe qu’elle région africaine ; il apparaît que, partout, des peuples présentant une identité bien définie ont été sectionnés en deux ou trois morceaux rattachés chacun à une nouvelle unité administrative ou politique différente. Ceci a été sans doute fait à dessein pour empêcher la formation d’entités plus homogènes qui eussent été plus difficiles à contrôler et à opprimer. Des populations très disparates sont bien plus faciles à manipuler en les opposant les unes aux autres. L’administration coloniale française, pour se maintenir a utilisé systématiquement ce que les nationalistes ont appelé « des divisions africaines ».

            C’est pourquoi les luttes de libération des peuples africains ont été en même temps des luttes pour les unir, pour les rassembler : Union des Populations du Cameroun, Rassemblement Démocratique Africain, Panafricanisme : autant de mouvements à des niveaux de plus en plus larges pour unir les africains et les lancer à l’assaut du système de domination coloniale.


            À vrai dire, l’entreprise revenait à détruire un type d’unité pour en édifier un autre sur les ruines du premier. Les empires coloniaux relèvent du premier type d’unité, les nouveaux États indépendants du second. Les premiers sont nés des conquêtes, c’est-à-dire, de la volonté claire de dominer, de subordonner et d’exploiter les vaincus, les conquis. Ils s’accommodent des divisions de toutes natures : politiques, tribales, linguistiques, religieuses etc. Au besoin, ils les encouragent ou même les suscitent, pour autant qu’elles peuvent être utilisées pour assurer et renforcer leur emprise sur les populations. Quant aux États nés d’une réelle volonté d’indépendance, ils ont lutté pour se détacher des empires coloniaux avec l’intention de se serrer les coudes dans l’effort commun, de se réorganiser en communautés plus chaleureuses et avec le souci de démocratie, c’est-à-dire, d’égalité et de respect mutuel.


            La situation effective actuellement existante est une résultante de ces tendances opposées. Rappelons, par exemple, que le Cameroun est né de l’occupation allemande. À l’issue de la première guerre mondiale, il a été divisé en deux parties, confiées, l’une à l’administration coloniale française, l’autre à celle de la Grande Bretagne. L’Union des Populations du Cameroun a lutté à la fois pour l’indépendance et la réunification de ces deux parties. L’Union Camerounaise, parti qui avait les faveurs de l’administration coloniale et de la métropole, a repris plus ou moins le programme de l’UPC, mais pour le réaliser en préservant les intérêts essentiels du colonisateur. En dépit de la réunification partielle, les menaces de sécession de la partie anglophone de notre pays n’ont pas complètement disparu. De même le problème de la frontière avec le Nigéria n’est pas encore résolu.


            On le voit donc, le problème unitaire pour nous reste très marqué par notre passé colonial. Sa résolution, nous semble-t-il, est conditionné par la liquidation de séquelles de ce passé. Au lieu de nous opposer entre anglophones et francophones, ou bien entre nos différents groupes ethniques, pouvons-nous dégager une identité camerounaise, dire « nous » en incluant l’ensemble des camerounais dans ce « nous » et en lui donnant un contenu concret, idéologique, linguistique, économique ? Je me trouvais à Moscou il y a plus de vingt-cinq ans. Je causais en français avec d’autres étudiants camerounais devant des amis russes. Ceux-ci nous demandèrent de parler le camerounais qu’ils auraient aimé entendre. Nous dûment avouer piteusement que le camerounais n’existait pas, que nos langues officielles étaient celles des anciennes puissances coloniales, le français et l’anglais.


            Tant que nous ne serons que les pâles copies de nos anciens maîtres, nous n’intéresserons et nous ne pourrons pas dire « nous » avec fierté. La question linguistique fournit un exemple concret des problèmes réels à résoudre pour progresser vers l’horizon d’une unité vivante, plus riche, plus profonde et plus intérieure que les simples arrangements juridiques et institutionnels. Dire que le Cameroun est un pays bilingue traduit à un degré inquiétant notre inconscience et notre refus de voir et d’assumer nos responsabilités historiques les plus élémentaires pour édifier une nation. Cette formule signifie en effet que nos parlers, à nos yeux, ne sont pas vraiment des langues et ne méritent pas d’être pris en compte, que les seules véritables langues pour nous sont celles imposées par nos colonisateurs. En réalité, le Cameroun est un pays multilingue. La multiplicité linguistique est un obstacle que toutes les nations ont rencontré au stade de leur formation et qu’elles ont dû surmonter en adoptant un idiome ou un petit nombre d’idiomes populaires communs, comme moyen nécessaire de communication, d’échanges d’idées, d’expériences et de sentiments. Cet outil d’échanges permet à toutes les composantes d’une nation naissante d’entreprendre ensemble, de communiquer dans les mêmes sentiments et ainsi, de s’édifier et de se doter d’une âme.

Même sur ce terrain culturel, nous devons faire face à la volonté de l’ancien colonisateur de se maintenir à travers une institution, la Francophonie, qui ressemble à peu de choses près, à l’empire colonial d’antan.


            Crise du système néo-colonial et guerres civiles africaines


            De nombreux pays africains sont déchirés par des guerres civiles qui vouent les jeunes nations à la désintégration et à la destruction de millions de vies humaines. Il n’échappe certainement pas à ceux qui s’inquiètent de notre « démographie galopante » que ces conflits meurtriers ont pour effet de freiner cette « explosion ». C’est pourquoi il ne manque pas, de par le monde, de gens pour souffler sur le feu. L’éclatement des nations de notre continent est d’autant plus frappant que les régimes du parti unique ont été instaurés dans la plupart de nos pays au lendemain des indépendances avec les encouragements et l’appui, pour dire le moins, de nos maîtres dans le souci, nous explique-t-on savamment, de préserver l’unité encore fragile de nos jeunes États.

            En réalité, dans la plupart des cas, ces régimes autoritaires avaient pour fonction de museler les partis d’opposition hostiles aux compromissions néocolonialistes et de consolider le pouvoir des dirigeants « modérés » et « sages » qui ne risquaient pas de bousculer les intérêts des anciennes puissances coloniales. Et justement au Caire, à Conakry et surtout à Accra et à Alger, des leaders fougueux hostiles au néocolonialisme étaient au pouvoir. Sous leur impulsion fut créée l’Organisation de l’Unité Africaine qui se fixa pour tâche prioritaire l’appui aux mouvements de luttes de libération. Il convient de noter, à ce niveau aussi, le lien étroit entre lutte de libération et lutte pour l’unité réelle. Cette tendance progressiste et hostile au néocolonialisme se développa au point que, dans les années 70, avec les leaders des autres pays du Tiers-Monde, les Africains se mirent à réclamer un « nouvel ordre international plus équitable dans les domaines des échanges commerciaux, de l’information, des institutions internationales… » Sur cette lancée, éclate la longue crise économique dont nous sortons à peine et au déclenchement de laquelle la crise pétrolière a joué un rôle non négligeable.


            Les puissances du centre opposent une fin de non-recevoir à notre revendication d’un nouvel ordre international et passent à l’offensive en imposant aux pays faibles les Plans d’Ajustement Structurel avec leur cortège de mesures sévères de « réduction du train de vie de l’État », de privatisations, de compression des personnels de la fonction publique et des entreprises privatisées, de réduction des salaires aggravées par les dévaluations etc. En Europe de l’Est, les régimes communistes s’effondrent, les nouveaux dirigeants adoptent l’économie de marché, rejoignent « la maison commune européenne » et mettent ainsi fin à la guerre froide. Les firmes multinationales occidentales peuvent désormais étendre au monde entier non seulement leurs activités mais aussi leurs méthodes de gestion. La mondialisation, c’est essentiellement cela, l’extension de l’économie libérale de marché au monde entier.

            Cette rapide évocation du contexte mondial éclaire mieux, espérons-nous, les termes actuels du problème de l’unité dans nos pays. Le nombre de conflits qui les déchirent s’est considérablement accru au cours de la période évoquée. Même si notre pays a réussi jusqu’ici à éviter de telles explosions et à préserver l’unité et la paix intérieure, la brusque détérioration de la situation à Madagascar montre que la prolifération des guerres civiles en Afrique doit retenir notre attention, car nous ne sommes sans doute pas entièrement à l’abri de telles dérives.


            Premier constat : les acteurs de la guerre civile se passent de plus en plus de justifications idéologiques. Au Libéria, en Sierra Leone, toutes les parties semblent partager la pensée unique de notre temps : le libéralisme. Pourquoi se déchirent-elles alors ? Par simple soif du pouvoir pour mieux piller les ressources nationales. On peut en dire autant des conflits de la région des Grands Lacs, mis à part les acteurs se réclamant de Lumumba. L’opposition entre les rebelles soutenus par le Rwanda et ceux soutenus par l’Ouganda ne s’explique que par la cupidité des acteurs et la volonté de s’emparer des immenses ressources naturelles de la région. Pendant la guerre froide, les conflits opposaient généralement les partisans du socialisme et les adeptes du capitalisme, deux options idéologiques enveloppant chacune un volet axiologique.

            Deuxième constat : L’impuissance des pouvoirs publics devant le déchaînement de ces forces centrifuges. Rien d’étonnant à ce résultat. Toutes les mesures qui ont rythmé les Plans d’Ajustement Structurel étaient conçues pour aboutir au « moins État ». En prenant le cas du Cameroun, on peut mentionner la réduction du train de vie de l’État, la compression drastique du nombre des agents de l’État, la réduction des salaires des effectifs restants aggravée par la dévaluation du franc CFA, au point que la plupart d’entre eux se retrouvent avec le 1/6 seulement de leur pouvoir d’achat, les privatisations qui se font généralement au profit des firmes étrangères.


            À ce niveau, une grave conséquence peut déjà être tirée : paupérisé et privé d’une grande partie de ses agents, l’État est considérablement affaibli et devient peu apte à remplir une de ses principales missions : assurer la préservation de l’intégrité territoriale.


            Ploutocratie et danger d’implosion

            Alors que les masses compressées se débattent dans l’informel ou végètent dans le chômage pur et simple, que les jeunes diplômés usent leurs souliers à la recherche d’emplois introuvables, que le gros des agents publics quasiment clochardisés s’avilit moralement en vendant le moindre service, que l’État même, appauvri et affaibli, éprouve de graves difficultés à assumer ses responsabilités même à l’égard des fonctionnaires, nous assistons à l’émergence d’une nouvelle génération d’opérateurs économiques : les feymen, ainsi qu’on les appelle.

            Le feyman est un escroc. Exploitant la crédulité et la mentalité magique de ses victimes, il opère volontiers dans le registre du merveilleux et du miraculeux, à la manière des fées. Il tient à sa proie un discours des plus envoûtants, lui soutire cent mille francs pour lui remettre, soi-disant, dix millions et disparaît à jamais avec son butin. C’est le coup élémentaire, pour débutants. Les feymen, s’adaptant à la mondialisation, ont évidemment modernisé et varié leurs méthodes. Beaucoup opèrent à l’extérieur de nos frontières, donnant à notre pays, par leurs prouesses insolites, une réputation des plus équivoques. Mais la plupart sont des chasseurs de marchés auprès des gestionnaires de crédits publics. Ils ont le secret de rendre nombre de ces derniers extrêmement gentils au point de toucher deux, trois, quatre fois le coût réel du marché. En d’autres termes, les surfacturations fantaisistes, les marchés fictifs sont monnaie courante. Ceux qui ont du métier, qui savent « parler » se retrouvent ainsi, en très peu de temps et sans travail, en possession de centaines de millions, voire de milliards : de vrais miracles.

            Quant à ceux qui attribuent les marchés, témoins de ces prouesses, comment des idées ne leurs viendraient-elles pas eux aussi ? Pourquoi se contenteraient-ils des 20% ou 30% du montant des marchés attribués ? Ils ont appris à mettre en valeur leur signature : surfacturations bien au-delà de la mercuriale des prix pour que ces 30% soient consistants, fournitures fictives, sociétés-écrans etc. Les responsables nominaux de celles-ci sont réduits parfois à la condition de simple employé avec un salaire ou un pourcentage par marché exécuté. Certains gestionnaires audacieux ont même créé des sociétés ouvertement en leur nom, pour s’attribuer à eux-mêmes des marchés à des conditions faciles à imaginer. Les responsables des services et institutions publiques ne sont pas en reste. Ils les privatisent à leur manière. Les inscriptions dans les Lycée sont monnayées, l’entrée dans certaines grandes écoles coûte des millions aux candidats. Un Ministre de la santé publique avait dénoncé des pratiques qui avaient transformé des formations sanitaires publiques en « conglomérats de cliniques privées ».

            Voilà ce que devient l’économie de marché chez-nous : non pas la compétition entre entreprises créatrices de biens et services performants selon la loi de l’offre et de la demande, mais enrichissement facile, pillage de ressources publiques, moyennant quelques tours de passe-passe. Si encore les immenses sommes ainsi amassées étaient investies dans des projets productifs et créateurs d’emplois. Au lieu de quoi, elles sont enterrées dans la construction de palais privés pour la vanité ou disposés dans des comptes numérotés à l’étranger  pour proliférer. Les feymen de toutes origines passent pour des grands, ils sont les modèles de réussite pour les jeunes. Ils voient graviter autour d’eux une foule de victimes de la crise en quête de quelques miettes que les nouveaux riches ont la générosité de distribuer. Dans cette foule, on rencontre non seulement les paysans et les chômeurs, mais aussi les petits employés, et même des Chefs de Services, des Directeurs du service public, des autorités locales…

            Pourquoi ne pas franchir un pas de plus, accéder au pouvoir – pour ceux qui n’y sont pas encore - et, à la fortune, ajouter les honneurs ? Comment s’y prendre ? Comme pour les marchés : par la corruption, la bière, la nourriture, les tenues du parti pour les masses, des enveloppes conséquentes pour les responsables. Si on y ajoute quelques jongleries, des fausses promesses, des manœuvres tordues, et les adversaires sont par terre. La dépense d’argent et d’énergie vaut la peine. Même si on ne va pas nécessairement gérer des crédits, on aura une carte pour gagner plus aisément des marchés, sans compter des facilités au niveau de la douane et des impôts, et surtout, on pourra sécuriser les acquis.

            La sécurité pour ces immenses fortunes mal acquises n’est cependant pas totale. Certains gaillards, considérant que les riches en ont vraiment trop sans raisons particulières, décident de les délester d’une partie de leurs biens : espèces, grosses cylindrées ; sinon, de leur ôter la vie. Il y a un lien entre la multiplication des braquages et la soif d’enrichissement sans travail dont les feymen sont les exemples accomplis, même s’ils ne sont pas les seules victimes des braquages.

            La multiplication des braquages ainsi que l’admiration que beaucoup vouent aux feymen signifient que le phénomène gagne progressivement l’ensemble de la société, que leur mépris des valeurs et de la loi tend à devenir la mentalité dominante de la société. Quand les politiciens ayant de telles mentalités s’affrontent pour conquérir ou conserver des positions de pouvoir, ils n’hésiteront devant aucun moyen. Ne parlons pas de la corruption, ils s’y livrent déjà au vu et au su de tous. Le plus inquiétant, c’est qu’ils exploiteront toutes les différences et toutes divisions entre les ethnies qu’ils risqueront de dresser les unes contre les autres, ils n’hésiteront même pas devant des assassinats politiques. Un avertissement nous vient d’Evodoula où un président de Sous-section du RDPC a été abattu et dépecé au cours de la présente campagne électorale. La menace d’implosion se précise.

 

            Conclusion

            Peut-on arrêter cette évolution en cour qui est dangereuse pour l’unité de nos nations encore fragiles ? La réponse n’est pas évidente. On a vu des grands responsables politiques menacer la hiérarchie au cours d’une réunion importante qui tentait de formuler une stratégie de lutte contre la corruption. C’est dire que les délinquants économiques et les feymen ne se laisseront pas faire sagement. Ce n’est pas une raison de se résigner.

            Le premier pas pour assurer l’unité c’est de poser la primauté du bien commun sur les intérêts particuliers. L’autorité du peuple doit s’affirmer à travers ses représentants, puisque la démocratie moderne est nécessairement indirecte, à la condition toutefois que ces représentants restent contrôlables par le peuple et que le peuple lui-même soit éclairé, conscient de ses intérêts réels, et soucieux des valeurs.

            Vaste programme auquel ceux pour qui les mots bien commun, valeurs ont encore un sens doivent s’atteler en créant des espaces de rencontres et de débats d’idées pour faire entendre leurs voix.

Yaoundé, le 29 Mai 2002

 

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06.12 | 17:52

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